Au-delà de l’engouement médiatique, les IA génératives révolutionnent les pratiques des entreprises. Automatisation des tâches répétitives, aide au prototypage, ou encore support à la créativité : elles impactent tous les niveaux de l'organisation. Alain Goudey est professeur en marketing à NEOMA Business School. Ses travaux portent sur la transformation numérique des entreprises, et notamment sur l’adoption de l’IA générative au sein des organisations. Comment ces outils fournissent-ils un gain de compétitivité ? Et surtout : comment les déployer efficacement dans les entreprises ?
Interview d’Alain Goudey, Directeur Général Adjoint au Numérique et professeur à NEOMA Business School.
Alain Goudey est l'un des principaux spécialistes français du marketing sensoriel, de l'innovation de rupture en management, et des usages de l'IA. Il est Directeur Général Adjoint en charge du numérique et professeur HDR à NEOMA Business School en France. Ses domaines de recherche sont le marketing sensoriel et le design, l'adoption des technologies de rupture, la transformation numérique et les technologies pour l'éducation (telles que la réalité virtuelle, la réalité augmentée et l'intelligence artificielle). Alain est titulaire d'un doctorat et d'une HDR en sciences de gestion de l'Université Paris-Dauphine et d'un master en sciences de gestion avec une spécialisation en informatique de l'Institut Mines-Telecom Business School.
Lorsque l’on entend « IA générative », on pense directement à ChatGPT. Mais au-delà de cet outil, que permettent de faire les IA génératives ?
Alain Goudey : Les outils comme ChatGPT d’OpenAI, ou Copilot de Microsoft, Claude 3.5 d’Anthropic ou Le Chat de Mistral se basent chacun sur un grand modèle de langage (LLM en anglais, pour large language model). Mais l’IA générative ne se résume clairement pas à ces quelques outils très populaires. Sur un site comme Hugging Face, qui référence les modèles d’IA générative, il est possible d’en trouver plus de 1 000 000 ! Ces modèles permettent de générer du texte, mais aussi des images, des vidéos, des voix, et des IA multimodales qui combinent ces formats. Aujourd’hui, je peux rentrer un texte dans un modèle, pour en faire automatiquement une vidéo avec de la voix et des sous-titres traduits par exemple. Il est donc assez clair que ce sont de nombreux métiers de l’entreprise qui peuvent être impactés par l’IA générative.
Pourtant, d'après l'étude Le Lab IA Révolution, 72 % des dirigeants et dirigeantes de TPE et PME françaises n'utilisent pas l’IA générative. Comment les convaincre ?
Alain Goudey : Les facteurs de résistance sont souvent liés à une méconnaissance de ces outils, et de leur potentiel. D’abord, il est évident qu’ils aident à l’automatisation des tâches répétitives et inintéressantes. Un compte-rendu de réunion peut être rapidement généré par l’IA aujourd’hui, avec une identification automatique des points liés à l’opérationnel, à la stratégie, au calendrier… Toutefois, ce n’est pas la partie la plus révolutionnaire de l’IA générative. En revanche, elle offre des nouvelles opportunités massives sur tous les métiers liés aux idées et au prototypage : c’est un outil de prototypage rapide. Sur ces points-là, une entreprise qui n’utilise pas l’IA générative prend un véritable risque, car elle se prive d’un outil puissant de compétitivité.
Pouvez-vous en donner un exemple concret ?
Alain Goudey : Une séance de brainstorming classique rassemble environ 10 personnes, qui vont réfléchir pendant 2 à 3 heures pour faire émerger une dizaine d’idées. Or, si je sais utiliser une IA générative, je peux lui faire générer une centaine d’idées, voire plus, en quelques minutes ! Et toujours avec l’IA, je peux recombiner ces idées, les challenger, les trier… Je peux ensuite leur donner vie par la génération d’images, de vidéos ou de graphiques. Pour faire une analogie avec la musique – qui est un domaine qui me tient à cœur puisque je le pratique – je peux demander à une IA d’écrire une chanson de A à Z, des partitions aux paroles, jusqu’à la synthèse. Alors tout n’est pas bon à prendre, mais charge à l’utilisateur de savoir faire la part des choses et de retravailler ce que l’IA propose derrière. Cela a donné Paris 2024, Ta Flamme Olympique écoutée des dizaines de milliers de fois sur YouTube et les plateformes de streaming, faite en trois heures, à 75% par IA1.
Autre exemple, pour des RH : il leur est parfois difficile de rédiger une fiche de poste sur des métiers qu’ils ne connaissent pas. L’IA peut en générer plusieurs en quelques secondes pour un type de poste donné. Ce ne sera pas la meilleure offre d’emploi du monde, certes, mais elle sera probablement assez efficace. Et s’il suffit derrière d’une petite relecture et correction, ce sera tout de même un gain de temps énorme.
Une entreprise convaincue, qui souhaiterait adopter l’IA générative dans son fonctionnement, a-t-elle intérêt à en formaliser le déploiement ? Ou doit-elle a contrario laisser ses collaborateurs et collaboratrices adopter les outils de leurs côtés ?
Alain Goudey : La réalité du déploiement, c’est que beaucoup de gens utilisent ces outils dans leurs activités sans être transparents sur les usages. Le baromètre Ifop pour Talan réalisé en 20232 indique que 68 % des personnels qui ont recours à l’IA générative n’en parlent pas à leurs managers. Le pire pour l’entreprise serait de ne pas clarifier les règles du jeu. D’un côté, je vois des organisations qui intègrent l’IA générative dans leur modèle. Les équipes se forment, réfléchissent, adoptent de nouvelles pratiques. Ces entreprises y vont à fond et essaient d’embarquer tout le monde, avec de la sensibilisation et de la formation. Ce n’est possible qu’avec un alignement stratégique clair et travaillé.
D’un autre côté, les salariés amènent leurs pratiques dans leurs entreprises sans le dire, sans forcément savoir s’en servir. Les gens ont peur, car ils ne comprennent pas tout, ne saisissent pas les risques, et ne sont pas au clair sur les questions de confidentialité ou de fiabilité des résultats. Près de la moitié des utilisateurs de ChatGPT font un simple copier-coller des résultats de l’outil sans le changer. Il n’y a rien de pire, car cela génère des difficultés par méconnaissance.
Par où commencer pour réussir le déploiement de l’IA générative dans l’entreprise ?
Alain Goudey : La première phase, c’est la prise de conscience. Il est nécessaire que les dirigeants et dirigeantes entendent les arguments, et surtout voient concrètement les atouts de l’IA générative. Lorsque j’interviens auprès des COMEX, non seulement j’en parle, mais je fais toujours une démo concrète des usages. Ensuite vient la question de la diffusion dans l’organisation : comment embarquer les personnels ? Il y a forcément une phase de formation. NEOMA propose aussi ce type d’accompagnement, soit en autonomie sur NEOMA Online3, soit via un certificat exécutif à destination des professionnels . En parallèle, l’entreprise peut mettre au point des preuves de concept, en partant des problématiques de l’entreprise, et constater ainsi ce que les outils apportent aux tâches quotidiennes et à l’organisation des services. C’est une étape importante pour embarquer les DSI, les équipes Innovation, tout en intégrant les enjeux de sécurité de l’entreprise.
Vous parlez de la formation, que doit-elle inclure ?
Alain Goudey : Il y a bien sûr la formation au prompt, c’est-à-dire la requête envoyée à l’outil d’IA générative. Mais avant de former à cela, il faut comprendre ce que l’outil peut faire, et ne peut pas faire, afin de bien saisir où est la valeur. En moyenne, c’est une technologie qui fait gagner 30 à 35 % de temps, mais pas partout ! Dans certains métiers ce sera bien plus, où la recherche d’information et la synthèse sont importantes par exemple, cela peut dépasser les 50 %. Dans d’autres métiers, avec une dimension d’exécution ou manuelle, il est évident qu’une IA générative apporte beaucoup moins.
Une fois ce paramètre identifié, il faut développer le choix du modèle d’IA et des outils. Chaque modèle répond à une typologie de besoin, il est crucial de le comprendre. Et ce n’est qu’une fois que ces formations ont été faites qu’il est pertinent de passer à la formation au prompt. Enfin, il faut responsabiliser les utilisateurs : un mauvais prompt avec un mauvais modèle donne un mauvais contenu et donc de mauvais résultats. L’IA générative réalise une tâche : c’est l’humain qui est responsable du processus.
L’IA Act a été définitivement adopté par le Conseil de l’Union Européenne le 21 mai 2024. Comment la réglementation européenne va-t-elle impacter les entreprises ?
Alain Goudey : L’IA Act va directement les concerner, car elle encadre à la fois la conception des IA, mais aussi leur déploiement au sein des entreprises. Certaines utilisations, comme la catégorisation biométrique ou la notation sociale, sont interdites par ce règlement. De plus, chaque entreprise devra enregistrer les utilisations de ses outils d’IA, réaliser des analyses de risque, ou encore établir une documentation technique… Ce n’est pas neutre ! Nous attendons encore la déclinaison en droit français, et de là découleront les vraies contraintes pour les entreprises. Ce sont des nouveaux emplois à plein temps derrière ces tâches. Toutefois, c’est nécessaire : ça ne peut pas être le far west. Il y a de vrais enjeux industriels sur l’hébergement des données, leur gestion, le développement et le déploiement de points d’accès aux outils. Lorsqu’OpenAI change son outil, elle touche directement des millions d’utilisateurs avec son partenariat structurant avec Microsoft, donc il faut des règles équilibrées. Cependant, ces nouvelles contraintes pour les entreprises ne doivent pas leur faire oublier les énormes avantages d’utilisation de l’IA générative.
Puisque vous parlez d’enjeux de souveraineté et de dépendance aux outils, comment convaincre des entreprises qui sont réticentes à utiliser des IA génératives conçues par des entreprises étrangères – pour des questions de valeurs ou de confidentialité des données ?
Alain Goudey : Rien n’empêche de créer son propre modèle et de l’héberger ! Ce modèle n’a même pas besoin d’être large d’ailleurs ! Il peut être petit (on appelle cela les Small Language Models, SLM), sur un périmètre maîtrisé, répondant à des besoins bien identifiés. Une entreprise peut tout à fait installer un modèle libre sur son propre environnement fermé, et injecter ses propres données dedans pour en faire un outil idoine. Les craintes sur l’indépendance et la confidentialité sont légitimes, mais il y a déjà des réponses qui existent.
Alain est co-auteur de plusieurs ouvrages et a publié ses travaux académiques en France et à l'étranger dans des revues scientifiques telles que l'International Journal of Research in Marketing et le Journal of Retailing and Consumer Services. Il est également serial entrepreneur en tant qu'associé fondateur d'AtooMedia, une agence de communication sonore et de design musical, et de sa filiale, Mediavea, une société de marketing en magasin, mais aussi de Sociacom, société de conseil en numérique et Compote de Prod, société de production de spectacles vivants.
Sources et notes de bas de page
[1] Pour écouter Paris 2024, Ta Flamme Olympique : https://www.youtube.com/watch?v=ooL2asjrHNQ
[2] Sondage Ifop - Talan : les Français et les IA génératives
[3] Voir https://online.neoma-bs.fr
[4] Certificat Executive Generative AI for Business
Ressources
Etude Le Lab « IA génératives : opportunités et usages dans les TPE et PME »
Le blog d’Alain Goudey, pour plus d’analyses sur l’IA générative dans les entreprises