Lorsque tout va mal, les dirigeants de PME-ETI sont tentés de régler un maximum de problèmes par eux-mêmes pour gagner du temps et s’assurer du respect de leurs volontés. Cet exercice solitaire du pouvoir est à la fois harassant et dangereux pour la pérennité de leur entreprise. Les échanges pertinents et bienveillants permettent de préserver les dirigeants de ces fléaux.
Un pour tous et tous pour un ! La grande majorité des dirigeants de PME-ETI plébiscitent les discussions avec des profils variés et les consultations d’avis divergents pour améliorer leurs réflexions de chef d’entreprise. « L’intelligence collective », expression à la mode, semble ainsi faire consensus dans leur esprit. Et cela se ressent sur leurs pratiques de gouvernance. Au moment de prendre des décisions stratégiques, 72 % d’entre eux organisent systématiquement un débat d’idées pour bousculer leurs certitudes et 92 % estiment être entourés de personnes capables de les contredire. (1)
Toutefois, certains résultats de notre dernière étude portant sur l’expérience de crise des dirigeants de PME-ETI (2) semble aller à rebours de cette philosophie encourageant les interactions critiques. En effet, après le premier confinement lié au covid-19, 54 % des dirigeants interrogés ont affirmé avoir privilégié la rapidité dans leurs prises de décision au détriment de l’échange. A l’inverse, seuls 46 % ont ressenti le besoin de demander et/ou d’accepter de l’aide pour ne pas traverser seuls cette période. Le contexte de crise semble reléguer les habitudes collégiales au second plan pour bon nombre de dirigeants, au profit d’une approche plus directive de la conduite d’entreprise. Pourquoi un tel revirement ?
Prendre seul les décisions en temps de crise : un gain de temps illusoire ?
Lorsque des PME-ETI entrent en crise, les repères traditionnels de leurs dirigeants partent vite en fumée. Face à leur perte de contrôle sur les événements et aux périls qui menacent leur entreprise, certains tempèrent leur stress en multipliant les interventions personnelles. Nathalie Roux, dirigeante d’une franchise Axéo Services à Tarbes, décrit ainsi sa première réaction face à la crise du covid-19 : "Pendant quelques heures, après le discours d’E. Macron, j’ai été tentée de m’occuper de tout et de prendre des décisions sur tous les sujets afin de garder mon entreprise en vie. Dans mon esprit, cela équivalait à aller plus vite et à être plus efficace." Commander, trancher, déterminer des choix : en agissant ainsi, les dirigeants se replient vers des activités qu’ils connaissent bien, soit pour conforter leur pouvoir mis à mal, soit par obligation vis-à-vis de leur organisation. "Seule aux commandes, je n’avais pas le choix, précise Nathalie Roux. Il fallait prendre des décisions pour sauver l’entreprise et c’était ma responsabilité de le faire ; mais dès que cela était pertinent, je me tournais vers ma proche collaboratrice pour décider avec elle."
Même son de cloche chez Frédéric Delloye, directeur général d’Anaïk. Dans cette entreprise à mission, spécialiste du marketing promotionnel, le stress engendré par les premières heures de la crise a d’abord modifié les rapports du dirigeant avec son équipe managériale : "La situation de crise me rendait bien plus directif qu’à la normale vis-à-vis de mon comité de direction. Je n’étais pas assez en confiance à cause des événements." La consultation d’avis variés et le partage des prises de décision requièrent à la fois du temps et de la confiance, des denrées très rares pour des dirigeants sous pression, soucieux de voir leurs volontés respectées pour sortir de la crise au plus vite. La prise en charge individuelle de certains problèmes laisse alors entrevoir la possibilité d’agir rapidement et de gagner en réactivité. Jusqu’à éviter le débat et se priver de contre-pouvoirs ?
Prendre des décisions rapides au détriment de l'échange peut être contre-productif pour l'entreprise et son dirigeant
Les prises de décision sans concertation sont assurément plus expéditives, mais elles drainent leur lot de difficultés. Pour Jérôme Bazin, administrateur de l’Association pour le Progrès du Management (APM), les décisions solitaires peuvent pousser les dirigeants à s’isoler et à perdre en pertinence : "Le covid-19 a plongé tous les dirigeants dans le management de l’inconnu. Certains ont alors pu être tentés par le réflexe du repli sur soi. Pourtant, en remâchant leurs doutes et en ruminant leurs frustrations, ils risquaient de perdre tout lien avec la réalité et de passer à côté de bonnes opportunités." En temps de crise comme en temps normal, les échanges entre pairs encouragés par l’APM permettraient ainsi aux dirigeants de ne pas perdre pied et d’anticiper la stratégie de rebond à adopter. "Spontanément, les dirigeants de notre réseau ont été nombreux à alimenter les conversations Whatsapp de leur club APM. Les dirigeants, seuls face à leurs décisions, pouvaient trouver au sein de l’APM un lieu pour livrer leurs inquiétudes, leurs peurs, mais aussi pour regonfler à bloc leur motivation."
En se privant de discussions éclairantes, les dirigeants peuvent à la fois souffrir personnellement des conséquences de la solitude et voir la qualité de leurs décisions se dégrader. Selon notre enquête, plus d’un dirigeant sur trois ayant privilégié la prise de décision rapide au détriment de l’échange se sont sentis seuls souvent ou au quotidien durant le premier confinement. Les autres chefs d’entreprise ayant recherché ou accepté de l’aide n’étaient que 22 % affectés par ce sentiment. Charles-René Tandé, ancien président du conseil supérieur de l’ordre des experts comptables abonde dans ce sens : "Si le dirigeant reste seul chez lui avec tous ses ennuis, il risque de voir son moral se détériorer à grande vitesse. De même, il aura sans doute du mal à définir une stratégie optimale sans confronter ses idées au jugement d’autrui. Échanger avec son expert-comptable, ou d’autres chefs d’entreprise d’ailleurs, me paraît indispensable pour une bonne gestion de crise sur la durée."
Recourir aux interactions est un travail que le chef d'entreprise doit mener bien en amont de la crise
Si, chez certains dirigeants, les discussions précédant une prise de décision sont associées d’ordinaire à une perte de temps, alors il est peu probable que ces chefs d’entreprise se muent en débatteurs lorsqu’une crise menace leur PME-ETI. C’est ce qu’affirme Patrick Lagadec, directeur de recherches à l’Ecole Polytechnique. Selon lui, le caractère et les usages de chaque chef d’entreprise vont être déterminants pour comprendre les ressorts de sa gestion de crise : "Un dirigeant, qui a l’habitude de décider rapidement, pourra difficilement être orienté vers une consultation d’avis variés en temps de crise. Il n’attend pas, et semble toujours pressé. Le dialogue le plus bref permet de couvrir intellectuellement ces dirigeants qui se lancent si personne ne trouve rien à redire à leur idée."
C’est alors un travail en amont de la crise que le dirigeant doit mener, pour adopter les comportements adéquats le moment venu. Et si un dirigeant ne compte pas changer sa manière de faire, il peut au moins réunir autour de lui les conditions du dialogue. Patrick Lagadec précise ainsi que même les gestionnaires de crise pressés peuvent entendre raison à l’écoute d’une réserve pertinente : "Les dirigeants ne sont pas bornés. Même en temps de crise, s’ils entendent des critiques claires, du type : « Chef, vous ne pouvez pas faire ça, sinon on va dans le mur », alors ils vont nécessairement se réinterroger." Les dirigeants peuvent alors compter à la fois sur leur propre bonne volonté, mais aussi sur l’organisation de leur PME-ETI qui peut, si besoin, prendre le relais. A la clé, des perspectives élargies, des décisions plus légitimes et plus solides, mais aussi une dépendance limitée de l’entreprise à un seul individu, en proie à ses propres défauts.
(1) Etude Bpifrance Le Lab La gouvernance des PME-ETI, levier de confiance et de performance (janvier 2020)
(2) Etude Bpifrance Le Lab Résister et se relever : les dirigeants de PME-ETI à l’épreuve de la crise (décembre 2020)
Pour aller plus loin, téléchargez notre étude complète via le volet de droite ou consulter les contenus associés ci-dessous.
Un article de Thomas Bastin, responsable d'études Bpifrance Le Lab