Le modèle de gouvernance d’une entreprise a des implications majeures sur sa stratégie. Il définit notamment quels intérêts seront défendus en priorité : actionnaires, salariés, dirigeants… Dans ses recherches, Patricia Crifo, Professeur d’économie à l’École Polytechnique, s’est penchée en détail sur le lien entre gouvernance et performance de l’entreprise. Un modèle de gouvernance est-il plus adapté à une stratégie de performance financière ? Peut-il intégrer plus facilement une démarche RSE ? Des questions qui, contrairement aux idées reçues, ne concernent pas seulement les grandes entreprises ! 88 % des dirigeants de PME et ETI estiment en effet que la gouvernance est un levier décisif pour la performance de leur entreprise.
Interview de Patricia Crifo, Professeur d’économie à l’École Polytechnique
Quels sont les différents modèles de gouvernance d’entreprise ?
Il existe deux grands types de modèles de gouvernance pour une entreprise. Le premier est appelé modèle actionnarial et, comme son nom l’indique, il est orienté dans l’intérêt des actionnaires. Les règles de l’entreprise sont alors fixées pour s’assurer que les dirigeants prennent des décisions qui vont dans l’intérêt des détenteurs du capital financier de l’entreprise. Le contrôle s’opère par des paramètres externes à l’entreprise, liés au marché : les managers sont par exemple récompensés en stock-options pour les inciter à aligner leurs intérêts personnels avec ceux des actionnaires. C’est un modèle hérité d’une vision axée sur la libre concurrence, très populaire dans la seconde moitié du XXe siècle.
L’autre grand modèle est celui dit partenarial. Ici, l’entreprise s’organise pour satisfaire l’ensemble des parties prenantes : non seulement les actionnaires, mais aussi les salariés de l’entreprise, les clients, les fournisseurs, les collectivités locales, l’État, etc. Le mode de contrôle des décisions prises par les dirigeants est alors lié à une discipline interne, qui cherche à satisfaire les différents intérêts des parties prenantes. Ce modèle a notamment gagné en popularité après l’explosion de la bulle internet à la fin des années 1990, lorsque la confiance dans le modèle actionnarial s’est érodée.
Ces différents modèles sont-ils associés à un régionalisme particulier ? Certains espaces économiques ont-ils une prédominance d’un modèle par rapport à un autre ?
Les pays anglo-saxons sont caractérisés par des marchés financiers très développés et ouverts, avec des acteurs financiers impliqués (fonds de pensions ou de mutuelles…). Ces pays adoptent majoritairement le modèle actionnarial. À l’inverse en Europe, l’actionnariat est moins diversifié, et concentré par des acteurs non financiers. Dans 18 pays européens, la loi implique également la représentation des salariés au conseil d’administration (CA), à partir de 1 000 salariés en France, et 25 en Suède ou 35 au Danemark. L’Europe dispose également d’une législation axée sur la protection de l’environnement et le respect des droits humains, plus marquée que dans d’autres zones économiques. Tout ceci favorise grandement l’adoption d’un modèle partenarial pour les entreprises européennes, y compris les ETI et les PME.
Vos travaux de recherche montrent que ces deux grands modèles historiques subissent des changements qui laissent présager d’une convergence des modèles de gouvernance. Quelles sont les transformations à l’œuvre ?
Tout d’abord, la mondialisation ayant entraîné une ouverture massive des marchés financiers, les investissements d’acteurs extranationaux ou extrarégionaux sont devenus plus importants. Là où les marchés étaient bien différents auparavant, ils tendent aujourd’hui à devenir similaires lorsque l’on regarde la typologie des acteurs influents ou la distribution des capitaux sur les marchés. À cela se sont ajoutées, durant les deux dernières décennies, de nouvelles régulations nationales et internationales pour favoriser la transparence des entreprises. Elles sont la conséquence des scandales financiers des années 2000 et d’une pression politique et sociétale pour assurer la sécurité des marchés, et la prise en compte de nouveaux enjeux, comme l’environnement. Les deux modèles subissent les conséquences de ces changements, et doivent s’adapter, ce qui n’est pas sans incidence sur la composition de leurs CA par exemple.
En quoi les conseils d’administration se trouvent modifiés ?
Rappelons déjà que toute entreprise sous statut de société anonyme (SA) doit avoir un conseil d’administration. Les SAS (sociétés par action simplifiée) et SARL (sociétés à responsabilité limitée) doivent aussi avoir une gouvernance, dont le conseil d’administration est un mode très répandu.
L’un des changements profonds sur les 20 dernières années a été l’intégration au CA d’administrateurs indépendants. Il s’agit de personnes qui n’ont pas d’intérêts directs dans la performance de l’entreprise, et peuvent orienter sa stratégie en adéquation avec des enjeux externes, comme la responsabilité environnementale ou la juste répartition des richesses. En France, on compte aujourd’hui environ 50 % d’administrateurs indépendants dans l’ensemble des CA.
Pour les entreprises au modèle actionnarial, l’intérêt est de montrer au régulateur qu’elles tirent les leçons des crises financières ou des critiques sur la rémunération des dirigeants. Pour le modèle partenarial, cela permet d’assurer un meilleur arbitrage des intérêts de l’ensemble des parties prenantes.
Ces évolutions des modèles de gouvernance permettent-elles aux entreprises d’avoir de meilleures performances ?
Il n’y a pas de consensus clair sur le lien entre indépendance des CA et performance. Il faut dire que la question de la performance est complexe. Du point de vue purement financier, l’indépendance semble avoir un effet négatif sur la performance comptable. Les raisons probables sont que les PDG partagent plus difficilement l’information avec des administrateurs externes, et que ces administrateurs sont moins experts du secteur puisqu’il faut aller les chercher ailleurs pour assurer leur indépendance. En revanche, des effets positifs sont à noter, qui jouent dans la performance globale. Les administrateurs indépendants permettent de réduire les conflits d’intérêt et l’opportunisme des dirigeants. En outre, ils sont également davantage sensibilisés aux externalités négatives de l’activité de l’entreprise, et sont donc plus à même de porter des questions sociales ou environnementales au CA.
Observez-vous justement un lien entre le modèle de gouvernance et la capacité à adopter une stratégie RSE ?
Là encore, la régulation joue un rôle important et pousse toutes les entreprises, quel que soit leur modèle de gouvernance à adopter des stratégies de performance extra-financière. Cependant, il est clair que le modèle actionnarial est plus réticent, car il donne la priorité à la performance financière. Pour inciter l’ensemble des entreprises, de nouvelles pratiques voient le jour, comme les contrats RSE : des bonus calculés sur la performance RSE de l’entreprise. Cela permet d’encourager les cadres à se tourner vers l’ensemble des parties prenantes pour créer de la valeur à long terme.
Avec quels résultats ?
En moyenne, adoptés de manière isolée, sans cohérence avec le modèle de gouvernance de l’entreprise, les contrats RSE ont un impact ambigu sur les performances de l’entreprise : il tend à être négatif sur la performance financière et positif sur la performances extra-financière. Cependant, lorsque nous regardons de plus près, nous nous apercevons que ces résultats doivent être nuancés.
Les effets négatifs sur la performance financière touchent surtout les entreprises à modèle actionnarial. Les entreprises à modèle partenarial, quant à elles, ne subissent pas un effet négatif significatif.
À l’inverse, les effets positifs des contrats RSE ne sont quasiment pas visibles pour les entreprises à modèle actionnarial. Alors que les entreprises à modèle partenarial ont des effets positifs très clairs :
- meilleure qualité des ressources humaines,
- impact environnemental moindre,
- comportement plus responsable sur les marchés,
- meilleur engagement sociétal et meilleur respect des droits de l’Homme…
En somme : le modèle actionnarial a tous les effets négatifs et presqu’aucun effet positif, et le modèle partenarial a tous les effets positifs sans les effets négatifs.
Quelles sont alors les perspectives pour les modèles de gouvernance ?
Nous voyons que l’incitation financière basée sur la performance RSE fonctionne, à condition que la gouvernance de l’entreprise se préoccupe du long terme et des parties prenantes. Or, les questions sociales et environnementales exercent une pression de plus en plus forte sur les entreprises, y compris celles au modèle actionnarial. Pour peu que les CA prennent conscience de l’importance de ces sujets, ils ont à leur disposition des outils efficaces pour concilier à la fois les intérêts des actionnaires et ceux des parties prenantes externes.
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