Nicola Mirc & Audrey Rouziès
Fondatrices du réseau de recherche European M&A Institute
Depuis une vingtaine d’années, Nicola Mirc et Audrey Rouziès étudient les rouages des opérations de croissance externe. En 2022, elles fondent le European M&A Institute (eM&Ai), un réseau de recherche européen pour promouvoir la recherche sur les fusions-acquisitions et renforcer le dialogue entre science et pratique. Dans leurs travaux, les deux chercheuses décryptent avant tout les enjeux de la phase d’intégration post-rapprochement : lorsque deux collectifs distincts s’unissent et apprennent à travailler ensemble. A la clé pour les entreprises, de précieuses synergies opérationnelles.
Bpifrance Le Lab. Dans les PME & ETI, la culture d’entreprise est un élément structurant lors des fusions-acquisitions. Sur quoi repose cette culture selon vous ?
N.M. Plus les collectifs sont de petite taille, plus cette culture d’entreprise représente un vecteur de fédération important, créateur d’un sentiment d’appartenance et d’identité. Le concept de culture d’entreprise demeure en général assez flou. Il est pourtant essentiel d’en identifier des éléments tangibles afin de surmonter les potentiels effets de barrière et de favoriser l’intégration des nouvelles équipes. Le point de départ le plus pertinent est alors celui des pratiques. Comment travaille-t-on ? Selon quelles méthodes ? Pour quelles finalités ? Toutes les réponses à ces questions englobent les logiques de travail et les méthodologies partagées, traductions des valeurs du collectif. C’est à cette échelle qu’on saisit les différences entre deux équipes vouées à fusionner. Lorsque les pratiques sont trop divergentes, les collaborations peuvent s’avérer plus difficiles. Et si les incompréhensions se multiplient, cela peut aboutir à une démotivation importante des effectifs.
Nicola Mirc : « L’acquéreur, en voulant imposer à marche forcée ses méthodes et son projet de synergies, prend le risque de démotiver les équipes à intégrer. »
Pourquoi certains salariés seraient-ils susceptibles de perdre leur motivation dans le contexte d’une fusion ?
N.M. L’acquéreur, en voulant imposer à marche forcée ses méthodes et son projet de synergie, prend le risque de démotiver les équipes à intégrer. Lorsqu’on invite un salarié à changer ses pratiques de travail, on bouleverse le quotidien d’une personne qui, à force d’expériences passées, avait cherché à optimiser sa propre manière de faire. Un changement de pratique peut ainsi engendrer une nouvelle aliénation au travail car on se sent d’un coup dépossédé de son métier et de son savoir-faire. Des modifications trop abruptes, décidées du jour au lendemain, et sans explication quant à la finalité de ce changement, peuvent entraîner une forte démotivation, voire des départs volontaires. D’où l’importance d’une analyse approfondie des façons de fonctionner de chaque entreprise et puis de la communication pour souligner les bénéfices possibles de nouvelles pratiques de travail, aussi bien pour l’organisation que pour le salarié (montée en compétence, perspectives d’évolution…).
Audrey Rouziès : « Si dans la phase pré-deal les dirigeants s’entourent d’avocats et d’experts-comptables, ils n’ont pas la même culture de l’accompagnement pour la mise en œuvre concrète de la fusion. »
Dans les PME, comment les dirigeants agissent-ils lors de cette phase de fusion ?
A.R. Ces chefs d’entreprise sont souvent sur plusieurs fronts à la fois : ils cherchent à rassurer, diffuser la bonne parole, partager une vision positive de l’avenir post-fusion… tout en continuant à faire tourner leur PME. Dans les grands groupes, certains services peuvent être dédiés à la bonne intégration des nouveaux, mais dans une PME, le dirigeant peut être tenté de tout prendre en main. Cela peut s’avérer plus compliqué que prévu. Si dans la phase pré-deal les dirigeants s’entourent d’avocats et d’experts-comptables, ils n’ont pas la même culture de l’accompagnement pour la mise en œuvre concrète de la fusion. Souvent, les intégrations opérationnelles semblent très liées au business et demeurent le pré carré des chefs d’entreprise. Ces-derniers nourrissent alors un fort sentiment de compétence qui les pousse à se lancer sans assistance extérieure, parfois à tort.
Dans le cadre d’une fusion, conseilleriez-vous aux dirigeants acquéreurs d’harmoniser les pratiques le plus vite possible ou de laisser un long temps d’adaptation aux uns et aux autres ?
A.R. Si l’acquéreur souhaite avant tout bénéficier d’un effet taille, il pourra se permettre d’aller plus vite. En revanche, s’il veut insister sur les partages de connaissances et de savoir-faire, il faudra se montrer patient. Dans le même métier, il peut y avoir des cultures professionnelles, organisationnelles et nationales très différentes. Dans le cadre de fusions domestiques on fait plus facilement l’impasse sur cette question culturelle, en imaginant des convergences naturelles. Or, il n’en est rien. Les tours de main professionnels peuvent grandement varier d’une entreprise à l’autre. Si l’on n’interroge jamais la compatibilité des pratiques, le risque d’échec de la fusion progresse. Comme en ménage, il faut vivre ensemble pour se faire une idée précise des différences à surmonter. Cela peut prendre plusieurs semaines, voire plusieurs mois, en fonction des objectifs stratégiques assignés à l’opération.
Les salariés de la société acquise peuvent nourrir différentes peurs dans un contexte de rachat. Quelles sont les craintes les plus fréquentes, et comment peut-on les dissiper ?
A.R. Il est naturel pour des individus placés dans une situation d’incertitude de nourrir certaines peurs, liées par exemple au maintien de leur poste, à leur nouvelle place dans la hiérarchie, ou bien à leur future évolution. Mais ces craintes peuvent aussi avoir des objets plus étonnants comme l’emplacement de son bureau. Certains DRH peuvent ainsi s’arracher les cheveux à remanier les open spaces pour ne brusquer personne. Pour dissiper ces craintes très concrètes, le rôle du dirigeant peut là encore être central. En adoptant une communication précise, pragmatique et authentique avec ses équipes, il inspire confiance et chasse les doutes. Cela ne veut pas dire qu’il doit survendre des bonnes nouvelles en permanence. La notion d’exemplarité managériale sera cruciale dans un tel contexte : le dirigeant doit dire ce qu’il fait et faire ce qu’il dit, sans faux semblant. Cet alignement entre les propos et les actes génère de la confiance chez les collaborateurs et limite l’inconfort de l’incertitude.
Comment les dirigeants peuvent-ils créer ou renforcer le sentiment d’appartenance à leur organisation, dans le cadre d’une fusion ?
N.M. Le sentiment d’appartenance à la nouvelle entité est un élément important pour garder les équipes motivées, limiter le turnover et favoriser l’atteinte des objectifs stratégiques de l’entreprise. Le sentiment d’appartenance favorise la collaboration des équipes et les synergies, même si les collaborateurs ne se connaissent pas. Pour renforcer ce sentiment, les dirigeants peuvent profiter des opérations de fusion-acquisition afin de souligner les pratiques de l’entreprise et harmoniser les processus entre les différentes entités. Au niveau des politiques RH, il est aussi décisif de mettre en place des processus équitables. Si certains se sentent lésés, ils pourront blâmer l’organisation et s’en désolidariser. Par ailleurs, il me semble important de faciliter la mise en place de relations interpersonnelles. En effet, plus on se connaît, plus on se fait confiance, plus on a envie de travailler ensemble et plus on est disposés à s’investir dans un projet commun.
Quels leviers les dirigeants peuvent-ils actionner pour favoriser les relations interpersonnelles sans paraître trop intrusifs ?
A.R. L’importance des représentants syndicaux mérite d’être soulignée dans ce contexte. S’ils appartiennent à la même structure syndicale, ils se connaissent via leur réseau ou leur centrale d’appartenance. Leurs relations informelles peuvent servir de socle aux autres prises de contact entre les équipes. Il peut être utile, pour les dirigeants, de creuser la piste des réseaux extraprofessionnels qui préexistent entre les salariés des différentes entreprises. En regardant les CV des uns et des autres, on peut ainsi repérer des cursus académiques communs et s’appuyer sur ces réseaux liés aux anciennes écoles. Quand les secteurs géographiques des deux entreprises correspondent, on peut aussi évoquer les réseaux de clubs de sports, d'écoles des enfants... Mais cela est plus rare !
A l’échelle des salariés, quels profils peuvent faciliter cette fusion des équipes post-deal ?
N.M. Dans les entreprises en phase de fusion, on peut être surpris de trouver plusieurs salariés sans responsabilités formelles qui vont endosser un rôle d’intégrateur de premier ordre. Certains vont s’approprier la problématique car cela les motive ou les intéresse. Les dirigeants ont alors tout intérêt à identifier et soutenir ces ambassadeurs qui œuvrent souvent dans l’ombre pour le succès de l’opération. Certaines bonnes pratiques peuvent ainsi être diffusées à plus large échelle. On peut aussi accorder du temps à ces intégrateurs anonymes pour développer leur nouveau rôle, ou faire en sorte de les garder motivés. Ces protagonistes inattendus vont souvent bénéficier d’une arrivée tardive dans l’organisation, sans a priori culturel sur l’entité acquéreuse ou sur l’entité acquise. Ils vont simplement prendre l’ensemble des salariés comme leurs collègues directs, sans distinction de groupe. On ne pense pas toujours à recruter après une acquisition, mais cela peut être très bénéfique pour le succès de la fusion elle-même.