Au cours des cinq dernières années, les industries européennes ont été touchées par une succession inédite de chocs (sanitaire, approvisionnements, énergétique etc.). Pour autant, la dynamique globale de la production à l’échelle du continent a résisté, voire a été un peu meilleure qu’aux Etats-Unis. L’industrie européenne est en effet diversifiée : face à des zones géographiques et des secteurs en souffrance, d’autres pans de l’industrie ont réussi à tirer leur épingle du jeu ces dernières années. Les défis à l’avenir restent nombreux, alors que le monde devient toujours plus concurrentiel, et que les relations internationales sont de plus en plus marquées par l’incertitude. Des sujets structurels de compétitivité, tels que celui les prix de l’énergie, deviennent alors pressants à adresser.
Depuis fin 2019, l’UE a traversé une série de turbulences qui pèsent en particulier sur son industrie.
À la crise sanitaire a succédé une crise énergétique déclenchée par la guerre en Ukraine, menaçant l’équilibre de pans entiers de l’industrie européenne, en particulier en Allemagne. Puis, le ralentissement de la demande en Europe et en Chine, doublé d’un essor spectaculaire de cette dernière sur les technologies vertes ont exacerbé les difficultés, notamment dans le secteur automobile, traditionnel point fort de l’industrie européenne déjà en pleine transition. Enfin, la politique industrielle volontariste de la Chine et celle devenue plus agressive aux États-Unis ces dernières années ont alimenté une crainte de déclin de l’industrie sur le Vieux Continent. Dans ce contexte où les vents contraires sont nombreux, l’industrie européenne a des points faibles à corriger, mais possède aussi des atouts qu’il faut souligner.
La production industrielle de l’UE a peu progressé sur 5 ans. La situation est très contrastée selon les pays.
Au total sur 5 ans, la production industrielle européenne n’a que peu progressé mais fait un peu mieux que la production industrielle américaine.
La production industrielle européenne a connu une évolution heurtée depuis fin 2019. Après un vif rebond post crise sanitaire, elle marque le pas depuis début 2023 (−4,7 % au T4 2024 vs. T1 2023). Pour autant, sa croissance reste légèrement positive (+1,3 %) en cumulée entre fin 2019 et fin 2024, soit une performance légèrement supérieure à la production industrielle américaine (+0,3 %). En revanche, la période post crise sanitaire confirme la poursuite du déplacement du centre de gravité de la production industrielle mondiale vers les pays émergents (+25 % en cumulé entre fin 2019 et fin 2024), en particulier vers l’Asie et la Chine (+45 %).
Gr 1 : Évolution de la production manufacturière dans le monde
(base 100 = janv 2019)
De fortes disparités existent en UE : l’industrie des grands pays d’Europe de l’Ouest souffre davantage qu’ailleurs. À l’inverse, l’Europe du Nord tire son épingle du jeu.
La production allemande (31 % de la production de l’Union) est celle qui souffre le plus dans le contexte actuel : au T4 2024 elle était inférieure de 11,4 % à son niveau pré-covid (cf. graphique 2), avec une accélération notable des difficultés depuis début 2023. Les autres grandes économies d’Europe de l’Ouest (Italie, France, Espagne) sont également sur un niveau de production inférieur à l’avant covid même si l’écart est beaucoup plus faible que pour l’Allemagne (-4,2% pour la France par rapport à début 2020).
Gr 2 : Évolution de la production manufacturière au sein de l’UE
Source : Eurostat, sélection de pays de l’UE.
A contrario, l’industrie danoise surperforme, sa production étant supérieure de 47,9 % à celle observée pré-covid. D’autres pays tirent également leur épingle du jeu (Pologne, Grèce, Belgique, Pays-Bas notamment). L’industrie irlandaise est aussi très dynamique grâce à son rôle de plaque tournante des investissements directs étrangers américains (en particulier pour l’industrie pharmaceutique).
Ce contraste résulte d’une diversité de chocs (demande, concurrence, prix de l’énergie, innovation etc.) auxquels les pays sont différemment exposés.
La demande faible et la montée de la concurrence pèsent sur certaines industries européennes, en particulier sur celles où l’Allemagne est fortement spécialisée.
L’industrie allemande pâtit de plusieurs vents contraires dont les effets sont amplifiés par sa spécialisation. Par exemple, le recul dans les machines et équipements est très important : −12,9 % au T4 2024 par rapport à début 2020 alors que ce secteur représente 15 % de valeur ajoutée manufacturière allemande contre −5,6 % en France pour une participation dans la valeur ajoutée de 5 %. Ce recul peut sans doute en partie s’expliquer par :
- un contexte défavorable à l’investissement en UE, en particulier en Allemagne où l’investissement privé en machines et équipements a reculé de près de 12 % au 3 premiers trimestre 2024 par rapport à la même période en 2019 ;
- par l’affaiblissement de la demande en provenance de Chine, facteur de soutien à l’industrie allemande sur la dernière décennie ;
- et enfin par la concurrence des producteurs chinois sur le segment des machines-outils.
De même, le secteur de l’automobile explique en grande partie la faiblesse des performances allemandes compte tenu de son poids dans la valeur ajoutée manufacturière (19 % en Allemagne vs. 4 % en France). Les difficultés dans ce secteur sont globalement généralisées en Europe (cf. Tableau), pénalisé notamment par une faible demande persistante sur le Vieux Continent (-31% de ventes de véhicules particuliers en 2024 vs 2019) et par une concurrence chinoise accrue sur les nouvelles technologies de la mobilité électrique (les véhicules électriques venant de Chine auraient représenté 24% des ventes du segment en UE en 2024, contre 3% trois ans plus tôt).
La baisse de la production des industries énergivores est généralisée à toute l’UE mais plus prononcée à l’Est, là où les prix de l’énergie ont le plus augmenté.
Depuis début 2022 (déclenchement de la crise énergétique), la production dans la métallurgie s’est nettement contractée dans les pays de l’Est de l’UE : −28 % en Hongrie (T4 2024 vs. déc. 2021/fév. 2022), −27 % en Tchéquie, et −19 % en Pologne, contre −11,5 % en moyenne dans l’UE (−11 % en Allemagne, −14 % en France). Côté chimie, la production allemande abaissé davantage que chez ses voisins (−23 % vs −14 % en Italie, −9 % en France et −6 % en Espagne), de même que dans l’industrie du ciment/verre (−21 % et −20 % en France contre −13 % en Italie et en Espagne).
Dans la plupart des cas, la baisse de la production a été la plus forte dans les pays où les prix de l’énergie ont le plus augmenté (cf. encadré).
À la pression sur les coûts s’ajoute :
- une baisse de la demande des industries aval (baisse de la production dans le secteur automobile et la construction) ;
- une montée de la concurrence venant de Chine, où les prix de l’énergie sont plus bas (au S2 2023, le prix moyen de l’électricité en UE était 2 à 3 fois supérieur à celui en Chine, cf. Rapport Draghi Partie B), mais aussi de pays plus proches comme la Turquie, où les usines de métallurgie sont un peu moins énergo-intensives et par ailleurs moins carbonées ; iii) et enfin une production surcapacitaire en Asie pour certains produits (métallurgie, intrants pour la peinture etc.).
Evolution des prix de l'électricité en Europe
En Pologne, le prix de l’électricité des plus gros consommateurs non résidentiels (consommation de plus de 70 GWh/an, surtout des industriels selon la Commission européenne, cf. graphique 3) était supérieur de 168 % en 2023 à celui de 2019 et atteignait 250 €/MWh (moyenne des 2 tranches, cf. graphique 2), contre +103 % en UE (180€/MWh). A contrario, le prix en Espagne n’a augmenté que de 58 % pour atteindre 133 €/MWh en 2023 (grâce à des énergies renouvelables compétitives et à une sortie temporaire du marché de l’électricité), contre une hausse de 77 % en Allemagne, et de 99 % en Italie. En France, le prix s’est accru de 97 %, pour rejoindre 124 €/MWh, un niveau encore très inférieur aux prix allemand (212 €/MWh) et italien (187 €/MWh). Ce constat est qualitativement le même pour le prix du gaz.
Gr 3 : Prix complet de l’électricité par tranche de consommation (2023, €/MWh)
Source : Eurostat
À l’inverse, certains secteurs sont très dynamiques et soutiennent la production industrielle, en particulier en Europe du Nord.
Le secteur pharmaceutique a été très dynamique sur les 5 dernières années, en partie stimulé par la crise sanitaire. La production en UE y a progressé de 74% en moyenne depuis début 2020. Cette dynamique a particulièrement profité aux pays d’Europe du Nord, notamment la Belgique les Pays-Bas et surtout le Danemark dont l’industrie pharmaceutique (29 % de la VA manufacturière vs. 5 % en France, 4 % en Allemagne) a vu sa production multipliée par 3 depuis début 2020 grâce au succès des médicaments Ozempic et Wegovy de Novo Nordisk. Le succès n’a cependant pas été homogène au sein de l’Union : la production pharmaceutique allemande (+0,8% en 5 ans) est notamment pénalisée par l’expiration de brevets sur certains marchés protégeant des médicaments à succès (ex. du Rivaroxaban et du Xeralto de Bayer).
La production dans le secteur de l’informatique et de l’électronique en UE a aussi été dynamique ces 5 dernières années (+22 % en moyenne depuis début 2020), soutenue par une accélération de la digitalisation de l’économie post-covid. Dans le secteur des composants électroniques, certains pays ont pu tirer leur épingle du jeu. C’est le cas de l’Espagne, qui est devenu en quelques années un pays leader de l’OCDE en termes de connectivité, grâce à un budget dédié à la transition numérique parmi les plus élevés de l’OCDE , et à un fort développement des data centers (ex. Amazon y a investi près de deux fois plus qu’en Allemagne).
Au sein d’une même industrie, l’évolution contrastée de la production entre les pays peut interpeller : quelques pistes d’explication pour l’aéronautique et l’automobile.
L’industrie aéronautique en France est davantage pénalisée en raison de la spécialisation de ses usines d’Airbus.
La production aéronautique et spatiale française a été davantage pénalisée (−21 % ) que dans l’ensemble de l’UE (−4 %), pourtant secteur de spécialisation du pays. Parmi les causes, on peut citer la spécialisation des chaînes d’assemblage d’Airbus. Selon l’INSEE, la reprise de la production des avions monocouloirs assemblés en Allemagne a été plus forte (et le choc covid moins violent) que celle des avions gros porteurs assemblés en France (A330/350). L’écart entre la production française et allemande s’explique aussi par des différences de méthodes de calcul des indices. En Italie, la production a dépassé de 25 % celle d’avant crise, là aussi en raison notamment de sa spécialisation. Son industrie est en effet peu spécialisée dans l’assemblage des avions de ligne mais davantage dans les hélicoptères et de plus en plus dans l’aérospatial, ce qui explique sa moindre exposition au choc sanitaire.
L’industrie automobile cumule les revers dans certains pays, et bénéficie de facteurs de résilience dans d’autres.
Outre la faible demande en Europe et la concurrence chinoise mentionnées ci-dessus, certains constructeurs affrontent également d’autres difficultés, telles que des défaillances techniques (moteurs, airbags etc.) et une dégradation de leur compétitivité-prix, qui ont renforcé la tendance à la baisse des ventes de plusieurs modèles ces derniers mois. C’est le cas de constructeurs implantés en France et dominants en Italie.
À l’inverse, certains États membres peuvent davantage résister aux vents contraires, probablement grâce à :
- des prix de l’énergie plus faibles, comme en Espagne (cf. supra) qui peuvent soutenir les fournisseurs de pièces pour l’automobile, ou encore,
- à un taux de robotisation plus élevé qui favorise des gains de productivités. À ce titre, l’industrie automobile espagnole et allemande sont plus mécanisées (environ 1200 robots pour 10 000 travailleurs en 2022) qu’en France (680) et en Italie (770, cf. rapport Draghi part B). À noter que les industries automobiles polonaise et tchèque, positionnées sur la fourniture d’équipements notamment , tirent leur épingle du jeu (respectivement +26 % et +19% au T4 2024 par rapport au niveau pré-crise sanitaire), même si elles sont rattrapées ces derniers mois par une tendance baissière (resp. −8 % et −7% au T4 2024 vs. T4 2023).
Dans certains pays de l’UE, notamment à l’Est, les nombreux vents contraires ne remettent pas en cause leur industrialisation.
C’est le cas en particulier de la Pologne, qui a vu sa production manufacturière progresser de 21% depuis début 2020. Cette progression s’observe dans la plupart des secteurs industriels du pays. Cette dynamique de rattrapage préexistait à la crise Covid et place aujourd’hui la Pologne au 6ème rang des pays les plus industrialisés de l’UE, concentrant près de 5% de la production manufacturière européenne. La compétitivité de l’industrie polonaise se fonde sur des coûts salariaux relativement attractifs et sur sa proximité aux grands pays industriels européens, notamment l’Allemagne. Mais des difficultés semblent rejaillir depuis quelques temps, puisque sa production manufacturière est restée stable en moyenne depuis 3 ans.
Tableau : Évolution de la production des principaux pays industriels de l’UE entre février 2020 et décembre 2024
(données lissées sur les 3 derniers mois, variation en %)
Source : Eurostat ; Entre parenthèse : poids des pays et des sous-secteurs dans la production manufacturière totale de l’Union européenne.
À l’avenir, les défis sont nombreux pour l’industrie du Vieux Continent.
Malgré les vents contraires que subit l’industrie européenne depuis plusieurs années, et qui s’intensifient depuis 2 ans, sa performance n’a pas démérité. La dynamique de l’industrie européenne reste plus soutenue que celle d’autres économies développées, notamment les Etats-Unis. D’ailleurs, l’Europe reste une puissance largement exportatrice nette.
Une des raisons tient à la forte diversité du tissu industriel européen : face à certains secteurs en difficulté (automobile, industrie lourde intensive en énergie) d’autres connaissent à l’inverse des dynamiques très positives (pharmacie, électronique…). En outre, des pays connaissent une industrialisation soutenue depuis de nombreuses années (la Pologne notamment).
Pour autant les défis à relever dans les prochaines années sont nombreux. On compte parmi eux:
- La nécessité de développer une offre compétitive dans les technologies vertes. Si les investissements se sont renforcés ces dernières années, des défis techniques sur les lignes de production restent à surmonter (exemple de la mobilité électrique) ;
- Une concurrence internationale accrue et des menaces de durcissement de la politique commerciale américaine ;
- Des prix de l’énergie qui resteront en tout état de cause plus élevés pendant plusieurs années sur le Continent.
La Commission européenne semble avoir bien conscience de ces défis et a dressé un plan d’action pour les cinq prochaines années, sous le nom de « boussole de la compétitivité ». Il est clair que le maintien d’une industrie européenne puissante demandera un soutien fort, dans la durée et coordonné à l’échelle européenne. Par ailleurs, les divergences d’évolution observées ces dernières années montrent en creux les stratégies gagnantes (politique énergétique, robotisation, recherche…).
1 10 % des exportations allemandes de machines et d’équipements électriques étaient à destination de la Chine en moyenne ces 5 dernières années, contre 5 % en France, 4 % en Italie et 2 % en Espagne.
2 Les difficultés du secteur automobile avaient d’ailleurs déjà commencé dès début 2018, pic de la production allemande.
3 dont les données sont disponibles, cf. OCDE.
4 Ces chiffres divergent de ceux du tableau pour le secteur « Autres matériels de transport » car ce dernier inclut également la construction navale et ferroviaire.
5 45 % des exportations automobiles de la Pologne sont des équipements, 33 % de celles tchèques.
6 En 2023, 35 % des exportations polonaises d’équipements automobiles étaient à destination de l’Allemagne (43 % pour la Tchéquie), et près de 15 % (13 %) vers la France, l’Italie et l’Espagne prises ensemble.
7 Dans l’automobile, les véhicules chinois sont plus de 40 % moins chers que ceux européens (cf. S&P), cet écart ne serait d’ailleurs pas compensé en totalité par les tarifs douaniers instaurés par l’UE (cf. Rhodium Group).
8 Avec des effets directs pour les exportateurs vers le marché américain, même si l’évolution des taux de change peuvent en partie compenser ce type de mesure, mais aussi indirects, avec une prévisible redirection des flux d’exportations chinois vers le reste du monde. Cf. Flash Eco n°23 « Trump 2.0 : à quoi les entreprises françaises doivent-elles s’attendre ? », janvier 2024.