Dirigeants, « challengez » vos grilles d’analyse !
Un chef d’entreprise doit savoir décider, et vite. Il est dès lors fondamental qu’il puisse mobiliser des réflexes de pensée, des grilles d’analyse solides qui lui permettent d’agir dans un contexte incertain. Mais il est tout aussi important qu’il soit capable de challenger ses propres grilles d’analyse, car toute stratégie de simplification a ses limites. C’est à cette seule condition qu’il pourra performer dans la durée. Dans ce décryptage, Bpifrance Le Lab vous propose de répondre à trois points.
Point 1) Un biais cognitif, qu’est-ce que c’est ?
- L’un des rôles d’un entrepreneur est évidemment de faire des choix ! En effet, être à la tête d’une entreprise implique d’établir des priorités, écarter des axes de développement au profit d’autres : en somme, définir un cap. Bien que l’élaboration d’une ligne stratégique, ceci à moyen terme, est le plus souvent formalisée chez les grands groupes, il est important de relever que tous les dirigeants (de la TPE jusqu’à la multinationale !) partagent la faculté de savoir prendre des décisions rapides, complexes, ceci dans des environnement incertains.
- L'ambition de cette étude : nous cherchons donc à questionner les mécanismes de pensées mis en œuvre par les dirigeants en cas de dilemme. Et dans les faits, rationalité et intuition se combinent dans le processus décisionnel de l’entrepreneur, plutôt que de s’opposer ! Justement, lorsque le dirigeant a pour impression de se baser sur son instinct, il est pourtant influencé par des éléments dits “rationnels” (que ce soient des données statistiques, des “process” institutionnalisés, etc…), et inversement ! Quand le dirigeant semble déployer un raisonnement construit, il mobilisera pourtant par le même temps des raccourcis de pensée renvoyant plutôt à de l’intuition. Ainsi, les dirigeants sont rationnels et intuitifs simultanément ! Le recours à l’intuition ou à la raison de constituent pas un problème : ce sont plutôt les biais qui incombent à ces deux types de mécanismes, car ils permettent de constituer les grilles d’analyse des dirigeants.
- Définition des biais cognitifs au sens de l'économie comportementale. L’économie comportementale définit un “biais cognitif” comme une “ forme de routine de pensée dont le but est de réduire l’effort lié au processus décisionnel, en se focalisant sur une quantité limitée d’informations.” Dans un environnement dynamique et mouvant, ces stratégies de simplification apparaissent comme particulièrement utiles, justement parce qu’elles permettent aux dirigeants d’être plus réactifs. Cependant, elles peuvent tout autant comporter des effets d’appauvrissement et de rigidification de la réflexion.
Point 2) Quel impact sur le processus décisionnel du dirigeant ?
Nous vous proposons de découvrir les impacts qui découlent des différents biais. Entre autres, nous aborderons ici le biais de confirmation d’hypothèse (tendance à accorder plus de poids à l’information qui vient conforter dans son intuition plutôt qu’aux éléments qui la contredisent), le biais d’ancrage (tendance à donner un poids disproportionné à la première information que l’on a reçue, ou à un événement passé, et à minorer l’importance d’autres facteurs), le biais de complaisance (tendance à mettre en avant sa responsabilité de dirigeant en cas de succès et à la minorer en cas d’échec). Ces différents biais peuvent être dommageables pour les entreprises :
- la propension à surestimer la probabilité d’un fait auquel nous un individu a été fortement exposé, peut l’influencer dans la lecture d’un document, et des éléments échapperont au chef d’entreprise dans son raisonnement ;
- si un individu se fonde sur des résultats antérieurs pour envisager le futur, sans prêter suffisamment d’importance aux bouleversements actuels exogènes, le biais d’ancrage risque de conduire à des prévisions erronées ;
- un dirigeant ayant connu la réussite aura tendance à ne pas changer sa grille d’analyse, alors qu’elle ne peut expliquer à elle seule le succès, et qu’elle peut ne plus correspondre au nouvel environnement économique. Ce biais peut conduire à une inadaptation grandissante du modèle historique de l’entreprise par rapport aux nouvelles conditions de marché.
La démarche d’accepter d’endosser la responsabilité d’un échec revient à accepter de challenger ses propres schémas mentaux. Elle n’est pas toujours aisée, peut être coûteuse en énergie, parfois douloureuse en termes d’ego ; mais elle se pourra se révéler fructueuse pour le dirigeant et son entreprise. Justement, dans l’étude publiée en 2004 de F. Lee, C. Peterson, L.Z. Tiedens, “Mea Culpa : Predicting Stock Prices From Organizational Attributions” (que vous pourrez retrouver en bas de cette page), l’une des observations est que le cours de bourse des entreprises (dont les dirigeants ont endossé leur responsabilité de contre-performance financière) s’était amélioré de 14 à 19%, par rapport aux entreprises dont les dirigeants avaient préféré remettre en cause leur environnement. L’explication repose dans le fait que les premiers dirigeants ont pris conscience de la transformation et de la mutation de l’environnement dans lequel ils évoluent ; ainsi, ils ont pu mettre en place les mesures d’ajustement nécessaires. En revanche, pour les autres dirigeants, il ont plutôt fait de manière indirecte un aveu d’impuissances.
Point 3) Les pistes d’action pour les dirigeants
Un dirigeant d’entreprise doit être en mesure de challenger ses propres grilles d’analyse ! Et ce n’est pas tant le fait que ces dernières puissent être biaisées qui pose problème, c’est plutôt le fait qu’elles soient figées. Justement, avec le temps, une grille d’analyse risque de devenir obsolète. Une faculté importante est donc de savoir interroger et enrichir ses propres schémas mentaux, ceci manière régulière. Si un entrepreneur doit avoir de fortes convictions, puisque c’est ce qui le rend capable de fixer un cap et de prendre des décisions dans un contexte contraint, cette capacité d’engagement ne doit pas se décliner en une myopie ou un excès de confiance. Car cela consisterait à ne laisser aucune place à la critique, quand bien même elle soit constructive.
Dans cette même optique, il est pertinent de favoriser la mixité de l’équipe de direction et plus largement des différents organes de surveillance. Ceci permettra de faire émerger des idées nouvelles, grâce à la confrontation de grilles d’analyse divergentes. En ce sens, chacune des décisions devra être suffisamment argumentée pour qu'elle soit acceptée par des personnes de culture différente. Cette démarche d’ouverture se situe dans la continuité du principe fondamental de rompre l’isolement des dirigeants face à la décision.
Nous tenons à préciser que la grille d’analyse “idéale” n’existe pas. En effet, aucune société n’a réussi à assurer une performance continue, ceci de manière durable, sans interroger ponctuellement son modèle historique, ainsi que les schémas mentaux qui en découlent. Ainsi, il est important de préciser que les entreprises ayant su faire preuve de résilience, sont celles qui sont parvenu à mettre en place les bonnes grilles au bon moment, mais aussi celles qui ont su réinventer ces mêmes grilles lorsque celles-ci étaient devenues obsolètes (prenez l’exemple de Microsoft, Apple, ou encore Nissan…). Il est ainsi judicieux d’élaborer et d’utiliser différentes grilles d’analyses, mais aussi d’être conscient de leurs points forts tout autant que de leurs points faibles, en vue de pouvoir les exploiter de manière alternative, ou simultanée, selon la difficulté ou l’opportunité traversées. En somme, la réussite durable d’un dirigeant d’entreprise va reposer tout autant sur la richesse de la “boîte à outils” qu’il exploitera pour prendre des décisions stratégiques, que sur l’adaptation de cette dernière aux mutations de son environnement.
Les ressources documentaires
Pour aller plus loin, nous vous recommandons ces ouvrages que nous avons mobilisés :
- P. Cossette, La recherche sur les heuristiques et biais cognitifs chez les entrepreneurs : un bilan, ESG-UQAM ;
- H. Laroche, J-P. Nioche, L’approche cognitive de la stratégie d’entreprise, in Revue française de gestion, 2006, pp. 81-105
- A. Tversky, D. Kahneman, Judgment under Uncertainty : Heuristics and Biases, in Science, 1974, pp. 1124-1131 ;
- J.S. Hammond, R.L. Keeney, H. Raiffa, The Hidden Traps in Decision Making, in Harvard Business Review, sept-oct. 1998 ;
- Bpifrance Le Lab, Les chefs d’entreprise savent-ils anticiper leur avenir?, juillet 2014 ;
- Kodak : Les leçons d'une faillite, in ParisTech Review, février 2012 ;
- F. Lee, C. Peterson, L.Z. Tiedens, Mea Culpa : Predicting Stock Prices From Organizational Attributions, in Personality and Social Psychology Bulletin, dec. 2004 ;
- Les dirigeants ont-ils intérêt à assumer leurs échecs?, Les Echos, 20.06.2014 ;
- D. L. Laurie, J. B. Harreld, 6 façons de couler une initiative de croissance, in Harvard Business Review, avril-mai 2014 ;
- L. V. Gerstner, Who Says Elephants Can’t Dance? Inside IBM’s historic turnaround, Thorndike Press, 2003.
Pour approfondir le sujet, nous vous recommandons de consulter nos trois focus accessibles ci-dessous !