L’arrivée de la crise sanitaire de 2020 a perturbé les chaînes d'approvisionnement mondiales et a mis en exergue le rôle prépondérant de la Chine dans la fourniture de certains biens (équipements électroniques en particulier). La dépendance à l’industrie chinoise, conjuguée à la hausse des salaires locaux et aux tensions avec les Etats-Unis, pousse de nombreuses entreprises à chercher des alternatives de production sur d’autres marchés. L’Inde semble être une option a priori prometteuse pour diversifier les chaines d’approvisionnement, notamment en raison de sa démographie dynamique et d’un coût de la main d’œuvre relativement faible. Ses faiblesses structurelles bien connues pèsent cependant sur la capacité du pays à saisir pleinement cette opportunité de développement industriel.
La valeur ajoutée de l’industrie indienne et sa participation au commerce mondial demeurent encore limitées
La part de l’Inde dans les exportations mondiales, bien qu’ayant plus que doublé en près de 20 ans, demeure relativement faible à 1,8 % en 2021 (Cf. graphique 1). Cette part est nettement inférieure à celle de la Chine, 1ere puissance exportatrice, avec 15,2 % et représente moins que la part du PIB indien dans le PIB mondial (à 3,3 % en 2021), témoignant d’un taux d’ouverture plus faible.
Graphique 1
L’Inde exporte par ailleurs beaucoup plus de produits primaires, pas ou peu transformés, par rapport aux autres pays de la région, mieux intégrés dans les chaines de valeurs mondiales. Les produits primaires, pas ou peu transformés pèsent pour 47,2 % du total des exportations indiennes en 20211. La part des produits manufacturés ou semi-manufacturés2 à forte technologie ne représenterait que 10 % des exportations indiennes, contre un tiers pour la Chine ou encore 37 % pour le Vietnam (Cf. graphique 2).
Graphique 2
L’Inde dispose cependant d’avantages comparatifs liés à la dynamique démographique et au coût de la main d’œuvre...
Le poids de l’Inde dans le commerce mondial est aujourd’hui au niveau de celui de la Chine en 1989 à l’aube de la transformation de son économie et de son intégration au commerce mondial. L’Inde pourrait-elle voir sa situation décoller à son tour en termes de potentiel industriel et d’exportation ?
Alors que les tensions géopolitiques se font de plus en plus vives entre les Etats-Unis et la Chine et que la crise sanitaire a joué un rôle de révélateur sur la fragilité des chaines logistiques, les réflexions sur la recomposition des chaines de valeur poussent en effet à la relocalisation d’investissements industriels. Plusieurs facteurs pourraient aider l’Inde à développer ce potentiel.
Le premier argument est celui de la taille du pays. L’Inde compte plus de 1,4 Mds d’habitants et a dépassé pour la première fois en 2023 la population chinoise. Selon les projections des Nations-Unies, la taille de la population chinoise pourrait tomber en dessous de 1 Mds d’habitants avant la fin du siècle, tandis que la population indienne continuerait de croître3. La population indienne demeure par ailleurs relativement jeune, l’âge médian est de 27,6 ans (juin 2021), et près de 35 % de la population est âgée de 14 ans ou moins.
Ceci peut constituer un potentiel de réservoir de main d’œuvre intéressant, d’autant plus que le coût de la main d’œuvre semble par ailleurs relativement plus faible aux autres pays de la région, mais aussi inférieur à ceux d’autres pays émergents comme le Mexique, la Turquie ou encore le Maroc. Le salaire minimum donne une idée du niveau de rémunération en dessous duquel il serait interdit de rémunérer un salarié du secteur formel. Le salaire mensuel en Inde se situerait ainsi parmi les plus faibles de la région, estimé à 95 USD/mois4, contre 162 USD/mois au Vietnam ou encore 361 USD/ mois en Chine (Cf. graphique 3).
Graphique 3
…limités toutefois par la faiblesse du capital humain et le caractère encore fortement agricole ou informel d’une partie de l’économie
L’avantage concurrentiel certain en termes de main d’œuvre disponible et son moindre coût pourrait toutefois être limité par la faiblesse du capital humain en Inde. Selon le score de capital humain publié par la Banque Mondiale, qui mesure la productivité en tant que futur travailleur d’enfants nés aujourd’hui par rapport au critère de pleine santé et d’éducation complète5, le capital humain indien demeure relativement faible à 0,49 contre 0,56 pour la moyenne mondiale (1 étant le meilleur score) et en dessous de plusieurs autres pays de la région comme le Vietnam, avec un écart de 0,20 point (Cf. graphique 4).
Graphique 4
Le taux d’illettrisme demeure en particulier très élevé et toucherait encore un quart de la population indienne6 âgée de 15 ans et plus (contre 2,8 % en Chine)7.
Il est à noter aussi qu’une large partie de la population active ne participe pas à l’économie marchande. Le secteur agricole représente en effet encore près de 44 % de la main d’œuvre employée dans le pays, soit près du double de la Chine (Cf. graphique 5 ci-dessous).
Graphique 5
Le déficit d’infrastructures en Inde pénalise la compétitivité du pays, de même qu’un cadre généralement plus protectionniste que ses voisins
La qualité des infrastructures de transport et de logistique constitue également un facteur primordial dans le choix de réorientation géographique des entreprises. La qualité des infrastructures (routes, voies ferrées, aéroports, ports maritimes…) mais aussi des services assurés par le secteur des transports et de la logistique jouent un rôle prépondérant dans la performance du système de production et son insertion dans les chaines de valeurs mondiales.
Selon l’indice de performance logistique de la banque mondiale qui mesure la qualité des infrastructures commerciales et de transports, la position de l’Inde est aujourd’hui plus faible comparée à la plupart des pays asiatiques : 68ème sur 141 pays, moins bien que la Chine (28ème), la Thaïlande (40ème), l’Indonésie (50ème) ou encore le VietNam (67ème)8 et par ailleurs tendance à régresser depuis 20169 (Cf. graphique 6 ci-dessous).
La Banque mondiale estime que l’Inde devra investir 840 Mds d’USD au cours des 15 prochaines années dans les infrastructures afin qu’elle puisse répondre efficacement aux besoins de sa population urbaine10.
Graphique 6
Garantir aux importateurs mondiaux l’accès aux produits et services les plus efficients est aussi un facteur non négligeable pour s’insérer dans les chaines d’approvisionnement. Alors que la qualité des infrastructures de transport joue un rôle déterminant dans les coûts (coûts directs de transport, délais de livraison...), les droits de douane prélevés sur les importations peuvent nuire à l’attractivité. L’Inde demeure en effet un pays assez protectionniste avec une moyenne pondérée de taux de droits de douane (tous produits confondus) qui s’élève à 6,2 %, soit la deuxième la plus élevé des BRICS après le Brésil (contre 2,5% pour la Chine, qui se situe dans la moyenne monde, Cf. Graphique 7).
Graphique 7
Les politiques économiques de l’Inde tentent de lever les freins à la compétitivité
L’Inde tente depuis quelques années de renforcer et fiabiliser ses infrastructures, en particulier dans les domaines des réseaux électriques et des transports. Le gouvernement a ainsi lancé en 2019 son plan national de développement des infrastructures « National Infrastructure Pipeline Project »11 qui prévoit des investissements de 1 400 Mds d’USD sur la période 2020-202512 (environ 7% du PIB).
Le gouvernement a aussi annoncé la création d’un programme de cession temporaire d’actifs. Le National Monetisation Pipeline (NMP) a pour objectif de mettre à disposition du secteur privé l’usufruit de certains actifs dans les secteurs ferroviaire, routiers et électrique. La monétisation de ces actifs permettrait au gouvernement d’investir dans la construction de nouvelles infrastructures, mais aussi d’avoir une source de revenu supplémentaire. Ce programme serait en cours jusqu’au terme de l’exercice budgétaire 2024/2025.
Le gouvernement indien a par ailleurs mis en place un programme d’incitation à la production (PLI), ainsi que divers autres avantages fiscaux dans le cadre des zones et des corridors industriels, pouvant en partie compenser l’impact négatif des droits de douane. Le PLI couvre actuellement 14 secteurs clés (automobile et composants, ligne blanche, produits pharmaceutiques et alimentaires, acier...) et devrait être élargi à d’autres secteurs13. Ce programme vise à rendre la fabrication nationale compétitive à l’échelle mondiale, à accroitre les exportations et faire de l’Inde une partie intégrante de la chaine de valeur mondiale.
Des politiques comme le « Make in India »14, lancé en 2014, consistant à attirer des capitaux étrangers pour investir dans des entreprises manufacturières témoignent de la volonté du gouvernement et faire de l’Inde une plaque tournante de la fabrication, de la conception et de l’innovation.
L’inde a encore un long chemin à parcourir pour devenir un maillon incontournable des chaines de valeur internationales
Alors que les réformes entreprises par l’Etat indien pour attirer les investissements conjugués aux confinements à répétition en Chine ont poussé certaines entreprises comme Apple à déplacer une partie de leur production dans le pays15, le secteur industriel indien peine encore à se développer16.
En effet, alors que la valeur ajoutée du secteur manufacturier indien rapportée au PIB était quasiment au même niveau que celle du Vietnam entre 2009-2010, soit 17 % en moyenne sur cette période, l’écart du taux d’industrialisation entre ces deux pays n’a fait que se creuser. Ainsi, la valeur ajoutée de l’industrie manufacturière ne représente plus que 13 % du PIB indien en 2022, contre 24 % pour le Vietnam. Ce poids est par ailleurs deux fois plus faible que celui de la Chine qui atteint 28 % du PIB en 2022 (31 % du PIB en 2010) et en dessous de la moyenne régionale des pays d’Asie de l’Est & Pacifique (hors pays à revenu élevé) à 26,6 % du PIB (Cf. graphique 8).
Graphique 8
Au total, l’Asie de l’Est et du Sud-Est, Vietnam en tête, semble à ce stade davantage profiter des recompositions en cours des échanges commerciaux liés à la montée des tensions entre la Chine et les Etats-Unis depuis plusieurs années (le Vietnam enregistrant une hausse de 2 points dans le total des importations américaines entre 2015 et 2023 ; +1 point pour Taiwan, contre + 0,7 points pour l’Inde et alors que la part de la Chine baissait dans le même temps de 7,2 points ).
Du côté de l’investissement direct étranger (IDE), les chiffres incitent aussi à la prudence. Les flux d’IDE entrants étaient jusqu’en 2022 tout aussi dynamiques pour un pays comme le Vietnam ou encore la Chine. A noter par ailleurs que les IDE entrants en Inde en 2022 représentent près du quart de ceux reçus par la Chine, à 49 Mds d’USD (contre 189 Mds d’USD pour le voisin chinois) et près du tiers en moyenne sur la période 2015 à 2022.
Graphique 9
En conclusion, alors que le mouvement de diversification des chaînes d’approvisionnement et des investissements semble désormais enclenché, l’Inde ne parait pas à ce stade la première bénéficiaire du mouvement. Les défis structurels de l’économie indienne restent importants. Le volontarisme du gouvernement à faire de l’Inde une puissance industrielle favorisé par son plan de relance d’infrastructures, son programme d’incitation à la production, ainsi que ses avantages fiscaux est néanmoins source d’espoir pouvant favoriser le tissu industriel indien à plus long terme.
(1) Bien que les exportations indiennes et chinoises aient progressé quasiment au même rythme, 7% et 7,5% en moyenne respectivement depuis 2011, le degré de technologie intégrée dans les produits exportés demeure nettement à l’avantage de la Chine.
(2) Il s’agit d’un produit qui a subi un traitement partiel et qui sera utilisé comme matériel brut dans une étape de production de production successive.
(3) Source : ONU
(4) Une comparaison à prendre cependant avec précaution, le salaire minimum pouvant varier fortement selon les régions, les secteurs d’activité et le niveau de qualification des travailleurs.
(5) Il semble en effet essentiel que la population en âge de travailler puisse disposer d’un niveau d’éducation et de qualification suffisants pour assurer les emplois industriels de demain.
(6) Il s’agit du % d’illettrisme de la population âgé de 15 ans et plus.
(7) Source : Banque Mondiale
(8) Selon le rapport sur la compétitivité mondiale de 2019 : https://fr.weforum.org/reports/how-to-end-a-decade-of-lost-productivity-growth
(9)L’écart avec la Chine, dont l’indice demeure constant sur les dernières années, tend par ailleurs à se creuser en 2018.
(10) https://www.worldbank.org/en/news/press-release/2022/11/14/india-s-urban-infrastructure-needs-to-cross-840-billion-over-next-15-years-new-world-bank-report
(11) Pour plus d’information : https://indiainvestmentgrid.gov.in/national-infrastructure-pipeline
(12) Contre 1100 Mds d’USD d’investissements en infrastructure sur la période allant de 2008 à 2017.
(13) https://economictimes.indiatimes.com/news/economy/policy/government-may-announce-pli-scheme-for-more-sectors-in-budget/articleshow/97177789.cms?from=mdr
(14) L’initiative Make in India, vise à porter la part de l’industrie manufacturière dans le PIB à 25% à l’horizon 2025 et à créer 100 millions d’emplois dans le secteur industriel.
(15) Apple prêt à accélérer sa production en Inde | Investir (lesechos.fr)
(16) Contrairement à la plupart des pays de la région, le développement de l’économie indienne semble en effet se caractériser par le déplacement de l’agriculture vers les services au détriment de l’industrie ce qui explique en partie la prépondérance des produits primaires, pas ou peu transformés dans les exportations du pays.