Olivier Torrès
Professeur à l’Université de Montpellier, à Montpellier Business School
Fondateur du laboratoire AMAROK.
Quels enseignement retenez-vous de l'étude Chef.fe d'entreprise, Chef.fe de famille ?
Il y a un « familialisme » très prononcé dans l’univers des PME françaises. Certains dirigeants interrogés dans l’étude vont jusqu’à affirmer que salarier son conjoint au sein de l’entreprise permet une meilleure complicité et une meilleure compréhension mutuelle. Le mélange des genres peut ainsi sembler décisif et se décline dans la structuration du capital de l’entreprise ou dans le choix des interlocuteurs de confiance du dirigeant. Pour autant, la majorité des chefs d’entreprise cherchent à séparer leurs cercles familiaux et entrepreneuriaux car ils savent qu’en cas de conflits, par exemple entre deux associés mariés, la situation peut vite devenir explosive.
La charge émotionnelle des événements négatifs risquerait alors d’être trop intense et délicate à gérer. Par ailleurs, on s’aperçoit que la superposition des rôles est plus difficile chez les femmes dirigeantes que chez leurs homologues masculins. Cette conciliation ardue entre la vie professionnelle et la vie personnelle explique l’épuisement plus fréquent des dirigeantes d’entreprise.
Les dirigeants de PME s’intéressent-ils spontanément à ce sujet ?
Les chefs d’entreprise éprouvent ces sujets davantage qu’ils ne les conscientisent. Tous appartiennent à une famille et tous dirigent une société. Ils ne peuvent donc pas échapper à cette difficile articulation entre leur famille et leur travail. Pourtant, dans les réseaux patronaux ainsi que dans les écoles de management qui forment les leaders de demain, les relations famille/entreprise ou le sujet de la santé des dirigeants sont à peine abordés. Les stratégies commerciales et financières, les questions organisationnelles, les chantiers d’amélioration de l’entreprise occupent souvent leur
esprit. Ils gagneraient aussi à s’interroger sur leur état de santé ou sur leur équilibre pro/perso, puisqu’en négligeant leur propre personne, ils délaissent l’un des atouts les plus importants de leur entreprise. Le pépin de santé ou le divorce du dirigeant peuvent, en effet, avoir des conséquences désastreuses sur une PME.
Comment le métier de dirigeant d’entreprise peut-il rendre plus complexe l’articulation famille/entreprise ?
On retrouve une multitude de cas de figure lorsqu’on analyse les comportements des chefs d’entreprise. Mais en moyenne, on observe que les dirigeants travaillent beaucoup plus d’heures par semaines (50,5 heures) que les salariés (39,4 heures).
Comparativement aux salariés, ces entrepreneurs consacrent, a minima, 11 heures de moins à leur entourage, à leur famille et à leur propre personne. À cela, il faut aussi ajouter le temps passé en déplacement, que les dirigeants ne considèrent pas toujours comme du travail, alors que ces diverses missions les soustraient à leur vie sociale et familiale. N’ayant pas développé le don d’ubiquité, les chefs d’entreprise voient donc leur temps de disponibilité sociale amputé par leurs nombreuses obligations professionnelles.
Dans quelle mesure le stress généré par le poste de chef d’entreprise interfère-t-il avec la vie familiale du dirigeant ?
Le poids des responsabilités s’immisce dans l’esprit du dirigeant et peut aller, par exemple, jusqu’à altérer la qualité de son sommeil. Florence Guiliani l’a mesuré avec l’Observatoire Amarok. Les problèmes de trésorerie empêchent de dormir. Les autres sujets de préoccupation liés à la pérennité de l’entreprise continuent d’habiter les pensées des dirigeants lorsqu’ils rentrent chez eux, auprès de leur famille qui leur réclame de l’attention après les longues heures de bureau. Les entrepreneurs ont un rapport existentialiste avec leur entreprise. Ils se sentent responsables de la conséquence de tous leurs actes et sont investis de devoirs envers leur famille, leurs collaborateurs, leurs clients, leurs fournisseurs et bien d’autres parties prenantes encore.
La crise du Covid-19 a-t-elle pu permettre aux dirigeants de prendre du recul sur leur activité pour mieux se recentrer sur leur santé ou leur famille ?
D’après nos enquêtes menées en 2020, les dirigeants de PME ont été plus effrayés par la perspective de déposer le bilan que par celle d’attraper une forme grave du Covid-19. Le rapport existentialiste entre l’entrepreneur et l’entreprise est ici très clair : pour les dirigeants de PME, perdre son entreprise paraît plus insupportable que de mettre sa santé en péril. Finalement, à travers ce constat, on comprend que l’individu se perd lui-même de vue. S’il s’oublie ainsi au profit de son entreprise, il peut très bien délaisser sa famille. Combien de fois ai-je pu entendre des dirigeants dire : « Mon entreprise, c’est mon bébé » ? Cela peut mener à de sérieuses dérives.
Quels peuvent être les maux liés à un rapport fusionnel avec l'entreprise ?
L’entreprise porte parfois le même nom que son fondateur ou que son descendant. En partageant le même patronyme, la confusion entre la famille du dirigeant et l’entreprise est toujours plus importante ! Or, une entreprise demeure une entreprise, c’est-à-dire un artefact organisationnel, distinct de la personne du dirigeant. À trop vouloir s’identifier à son entreprise, le dirigeant s’oublie en tant qu’être singulier, doué de sa propre sensibilité et de ses propres besoins.